16.11.07

Interview de Natasha Khan, de Bat for Lashes


Interview extraite du #10 de Rendez-Vous magazine.
Interview par Alain Père. Photo Ola Rindal.


Elle est subtile et enivrante, Natasha, alias Bat For Lashes. Corrosive et connivente, discrète et pleine d’humilité, elle est la fée différée de cette année, tant son premier album, sorti il y a plus d’un an en Angleterre, aurait dû révéler bien plus tôt l’extraordinaire potentiel de cette femme-orchestre anglo-pakistanaise aux reflets katebushiens.

« Björk est venue me voir à un concert en Angleterre, auquel elle a assisté en régie pour m'éviter une crise cardiaque »

Impossible de ne pas succomber aux charmes conjugués de cette hardie barde des temps obscurs, où Interpol règne en maître sur tous les Editors de musique à rêver. Impossible de ne pas succomber à ce sourire mutin et à ce grain de beauté juste au-dessus de lèvres qu’elle a si finement ourlées. Et comment résister à une telle alchimie ? Les audaces vocales parfois vaines de l’Islandaise Björk, l’intensité tribale de Siouxsie Sioux, sorcière en chef de l’underground londonien post-punk, le tempérament et une partie des racines musicales de Chan Marshall alias Cat Power, le côté sec et revendicatif d’une Polly Jean Harvey, le génie symphonique de Kate Bush… On pourrait multiplier les références à l’encan, mais Natasha Khan est heureusement irréductible à cette somme d’allégeances, d’ailleurs plus ou moins revendiquées. Un drôle d’univers lynchéen entre rêve et cauchemar, séduction et exutoire, moteur d’un été étoilé sous le ciel menaçant de Karachi City.

Alain Père : Combien d’instruments maîtrises-tu et quel est ton jouet favori ?
Natasha Khan :
Je joue du piano, de la harpe, des percussions, de la guitare, des synthés, de la basse… Mais mon instrument de prédilection reste le piano, que je pratique depuis ma plus tendre enfance ; c’est mon plus vieil ami.

Alain : En parlant de harpe, as-tu vu le concert de Joanna Newsom sur sa dernière tournée, avec sa harpe immense qui ressemblait à une baleine ? Existe-t-il des liens entre son travail et le tien ?
Natasha :
Elle est vraiment étonnante, j’admire l’ensemble de son travail, ses paroles, son attitude. C’est un génie. Mais le lien n’est pas aussi évident, en tout cas, ce n’est pas à moi de le dire. C’est vrai que nous aimons toutes les deux la nature, la magie, la beauté des sonorités qui émanent des vieux instruments… Mais sa musique est beaucoup plus pure que la mienne, presque traditionnelle, beaucoup plus loin de la pop que ce que j’ai pu enregistrer jusqu’ici. Elle apporte quelque chose de baroque dans le rock. Et je suis incapable d’écrire des chansons aussi longues.

Alain : Pourquoi ton premier album sort-il aussi tardivement en France, plus d’un an après sa parution en Angleterre ?
Natasha :
Essentiellement pour des questions d’argent. J’ai sorti mon premier disque sur un tout petit label anglais, Echo (l’ancien label de Moloko, ndlr), et ils n’avaient pas les moyens de le distribuer dans le monde entier. Il a fallu attendre que Parlophone récupère la licence pour accéder à une sortie internationale. Mais, je crois que c’est le bon timing : je me sens plus forte et plus confiante dans le groupe aujourd’hui, j’avais besoin d’un peu de temps pour acquérir de l’expérience. Je pense sincèrement que trop d’exposition aurait pu nuire à l’album.

Alain : Comment as-tu imaginé et écrit ce premier recueil de chansons ?
Natasha :
À partir de mon subconscient, de mes rêves les plus noirs, dans un petit studio pas vraiment réjouissant… La plupart des titres (six sur onze, exactement, ndlr) ont été écrits en quatre semaines ; le reste a été imaginé du côté de San Francisco où j’avais décidé d’aller me balader quelques semaines toute seule avec mon sac. Beaucoup d’endroits là-bas, comme le Yosemite National Park, Big Sur ou l’autoroute du Pacifique, m’ont vraiment filé une claque. Si tu descends vers LA, les paysages sont incroyables. Et puis, je suis restée pas mal de temps sur place avec mon copain Devendra (Banhart, ndlr). Je crois que les sentiments véhiculés au sein de sa petite communauté de musiciens ont porté mon inspiration, un peu comme une image des années 60 qui n’aurait pas du tout jauni. Du coup, je suis rentrée en Angleterre avec plein d’idées nouvelles.

Alain : Pourquoi te réfugier derrière le pseudonyme de Bat For Lashes ?
(Elle montre le joli tatouage en forme de chauve-souris sur son épaule gauche et éclate de rire.)
Natasha :
Oui, c’est une chauve-souris, mais ce mot a un double sens en anglais (bat for lashes signifiant battement de cils, ndlr). C’est donc plus à prendre comme une onomatopée, ça sonne comme la musique de mon album. Et puis, je ne voulais pas faire quelque chose sous mon propre nom, sans doute pour éviter de décrire directement mon univers… Si tu dis « Natasha Khan », c’est d’un ennuyeux et d’un prévisible. C’est un peu comme « Céline Dion », tu sais tout de suite à quoi t’attendre ! (rires)

Alain : Tu arrives en France précédée d’une forte réputation : Thom Yorke, Devendra Banhart ou Jarvis Cocker ne jurent plus que par toi. (Elle éclate à nouveau de rire.) Tu précédais Björk fin août lors du festival parisien Rock en Seine… Est-ce que ça change ta manière d’aborder les médias ?
Natasha :
Ça met sans doute un peu de pression, mais ça a aussi des effets bénéfiques. Il y a peut-être un côté exploitation du phénomène par les médias, mais c’est aussi un véritable honneur d’avoir l’aval de musiciens aussi avant-gardistes et talentueux. Björk est venue me voir à un concert en Angleterre, auquel elle a assisté en régie pour m’éviter une crise cardiaque. Elle était douce, pleine d’attention… Nous avons évoqué Antony and the Johnsons et d’autres musiciens new-yorkais avec qui elle travaille, c’était comme dans un rêve.

Alain : Quel genre de musique écoutaient tes parents ?
Natasha :
Ma mère était plutôt Motown, Al Green, Marvin Gaye, avec quelques petites infidélités du côté de Fleetwood Mac. Mon père était davantage dans la tradition pakistanaise, la musique religieuse, les tablas, le sitar… Quant à mon parrain, c’était le voisin de Danny Thompson, un prodige de la double basse dans les sixties, entre folk et jazz. Il m’a fait découvrir Julian Cope, James Taylor. C’était sans doute plus risqué, mais c’était la porte d’entrée à la musique grunge et noisy. J’ai véritablement « ressenti » la musique avec Sonic Youth, Kurt Cobain, Pearl Jam et Radiohead.

Alain : Pourquoi ton disque ne reflète-t-il pas davantage tes racines familiales ?
Natasha :
Je pense que sur certains titres comme Sarah, on sent l’influence de la Motown autant que celle de mes racines orientales. (Elle chante le refrain. On entend Sahara, et on lui fait remarquer que le prénom sonne dans sa bouche comme le nom d’un désert africain… Elle semble s’en satisfaire, ndlr.) Et je crois qu’on retrouve dans ma musique les thèmes récurrents de la représentation religieuse pakistanaise, les légendes animistes, tous les symboles mystérieux autour des fantômes, des génies, des diables, qui peuplent le blues local.

Alain : Tu cites aussi Cat Power, Kate Bush ou Björk parmi tes principales influences. Qu’est-ce qui distingue ton univers du leur ?
Natasha :
J’ai aujourd’hui 27 ans et ça m’a pris pas mal de temps pour accoucher de ma propre personnalité. Je me nourris de ces artistes comme d’une résonance, c’est comme une filiation, je vois des frères et des sœurs dans les disques ou dans les gens que je rencontre… Ça m’a beaucoup aidée d’avoir ces solides exemples féminins en face de moi, elles m’ont montré quelque part le chemin, mais elles font désormais partie du paysage. On ne demande pas à Mick Jagger pourquoi il est né après Elvis Presley !


À écouter, Fur and Gold, Echo/Capitol/EMI. Dans les bacs.
À voir en tournée française au mois d’octobre. ww.batforlashes.co.uk

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