9.7.07

Annette Messager, pantins et merveilles

RdV#9 •• Art •• Par Emmanuelle Lequeux. Photo Xavier Cariou.

Elle fume nerveusement de ces fines cigarettes qui, entre ses doigts, semblent baguette magique. Ou bâton de sorcière. Car Annette Messager est tout cela : ensorceleuse, conteuse, truqueuse, charmeuse. Sous ses doigts, un nounours devient un héros malmené, Pinocchio le symbole de notre triste destinée. Depuis le début des années 70, elle torture et triture, elle découd et recoud ainsi nos mémoires, nos mots, notre anodin pour en faire un long poème. Rencontre avec une grande dame de l’art contemporain, honorée en cet été d’une vaste exposition au Centre Pompidou.

Emmanuelle Lequeux : Vous avez souvent été invitée à investir des lieux forts, chargés d’histoire, comme le couvent des Cordeliers à Paris ou l’Hospice Comtesse à Lille. Comment avez-vous réagi face au Centre Pompidou en tant que bâtiment ?
Annette Messager : Ici, il s’agit plutôt d’oublier Beaubourg. J’interviens notamment avec une nouvelle installation dans le forum, mais c’est un endroit très casse-gueule, très parasité, tous les artistes s’y sont plantés. Mais bon, il faut jouer dans la vie. Tous ces tuyaux et rouages dressent une mise en scène qui m’intéresse. Dans le mot « Pompidou », il y a « pompe » : ça signifie que ce lieu devrait être comme un cœur qui fait affluer l’énergie ; mais les artères sont un peu bouchées. Et il faut une énergie considérable pour les déboucher. Mais je suis encore dans l’optimisme, par rapport à moi-même et par rapport à Beaubourg. Tant qu’on est en vie, on peut essayer de faire quelque chose. Ce lieu m’intéresse car il a une belle histoire, mais il faut savoir oublier le passage des autres artistes, notamment celui de Godard qui m’a beaucoup marquée : c’est vraiment un individu qui s’est mis en scène, dans toute son impuissance.

Emmanuelle : Cette exposition n’a rien d’une rétrospective, elle mêle pièces anciennes et nouvelles sans aucun respect de la chronologie. Comme si vous vouliez constamment rejouer vos œuvres, ne jamais les laisser se figer.
Annette : Oui, c’est un peu le bordel au niveau chronologie. Pour moi, cette exposition est comme un corps, un tout organique. En son cœur, il y a cette voile de soie que j’avais montrée à Venise en 2005 : elle est comme un flot de sang rouge, un accouchement. C’est une reprise du Pinocchio de Venise ; pour moi, il est comme une mécanique immortelle. Nous sommes comme lui, des petits personnages un peu désarticulés, un peu pathétiques ; on se croit immortel et finalement, nous ne sommes que des pauvres choses dans un trou. Je n’aime pas les rétrospectives ; la première fois qu’on m’en a proposé une, à Grenoble, ça m’a rendue complètement malade. Depuis, j’ai pris l’habitude. Mais alors, tout remontait. Je trouvais mon travail d’une logique effrayante, une pièce en amenant une autre inéluctablement. Ce qui est difficile quand on est artiste, c’est qu’on nous parle toujours de choses passées, alors qu’on aimerait être toujours dans le présent, dans la production. Je ne suis pas du tout dans la nostalgie ni la mélancolie. Plutôt dans la détresse, dans la noirceur. Plus on est dans la détresse, plus on peut jouer, se foutre de tout. À mon âge, les modes, je m’en fous encore plus qu’avant, j’ai vu tellement de choses passer. Le côté positif dans le fait de vieillir, c’est qu’on devient plus libre. De toutes façons, j’ai toujours eu l’esprit de contradiction ; j’ai commencé en pleine période du minimal et du conceptuel, et je ne voulais surtout pas faire ça. J’étais déjà dans la résistance en tant qu’artiste, en tant que femme et en tant qu’individu. Mais pour revenir à cette première rétrospective, finalement, elle m’a beaucoup apporté. C’est grâce à elle que j’ai recommencé à travailler avec des animaux empaillés.

Emmanuelle : Depuis quelques années, vous vous êtes lancée dans des pièces très sophistiquées d’un point de vue mécanique, elles sont comme des décors de théâtre en mouvement perpétuel. Comment expliquez-vous ce virage dans votre œuvre ?
Annette : C’est vrai que je m’investis dans des pièces assez lourdes, mais elles me donnent encore plus envie, une fois rentrée chez moi, d’en faire d’autres légères, faciles à produire. Quand je travaille, je suis comme deux personnes : je conçois une chose toute seule, puis vient le travail en équipe où je deviens comme un petit chef d’entreprise. Une exposition, c’est toujours un voyage : à chaque fois, c’est différent, et l’on ne sait pas où l’aventure va nous mener.

Emmanuelle : Comme un premier signe de l’exposition, vous avez réalisé pour le Centre le graphisme du laissez-passer, que vous avez transformé en« laissez-pisser » ! Avez-vous l’impression que vous pouvez faire aujourd’hui des gestes que vous ne pouviez pas faire à vos débuts, dans les années 70 ?
Annette : Franchement, j’ai toujours fait ce que je voulais. Mais quant au « laissez-pisser », je ne pensais pas que cela passerait. Les choses ne sont pas devenues plus faciles, et je n’aimerais pas être une jeune artiste aujourd’hui. Je fréquente beaucoup les jeunes, en tant que professeur aux Beaux-Arts. Et je remarque qu’on ne leur parle que d’argent. Dans les années 70, personne ne vendait. Le monde de l’art était très réduit. C’est peut-être bien, toute cette mondialisation, mais les jeunes gens ne sont préoccupés que par ça. C’est difficile pour eux de s’en libérer. Moi, j’ai toujours su ce qu’il fallait faire pour vendre. Mais ce n’est pas pour cela que je l’ai fait. Faire comme Opalka, qui répète le même geste toute sa vie, à écrire des chiffres sur une toile, c’est absolument impensable pour moi ! Quand j’ai exposé chez Gagosian à New York (une des plus grosses galeries au monde, ndlr), il m’a dit : « Tu vas voir, on va mettre ta série des Vœux et on vendra tout. » Je lui ai répondu : « D’abord, on n’en mettra aucun, et peut-être bien qu’on ne vendra rien. » Si l’artiste se laisse entraîner par ses marchands, il n’est plus responsable.

Emmanuelle : À chaque fois qu’un critique d’art tente de vous définir, il se sert d’un « à la fois » : comme si tout chez vous se jouait sur les contrastes, les paradoxes. Vous sentez-vous comme un être « à la fois » ?
Annette : Je n’en sais rien, je ne m’occupe pas de moi, je m’occupe de mes choses et c’est bien assez pour résoudre mes problèmes psychologiques. L’art me permet de jouer un personnage. Je pense souvent à cette phrase de Kubrick : « J’aime beaucoup les artistes et les assassins car ils n’acceptent pas le monde tel qu’il est. »

Les Messagers, par Annette Messager, Centre Pompidou, galerie sud, 75004 Paris, 01 44 78 12 33. Jusqu’au 17 septembre. www.centrepompidou.fr

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